Avec Chantal Aguer, Christine Lagniel, Claire Talibart, Cyril Hernandez, Eve Payeur, Gaston Sylvestre, Hélène Colombi, Hsiao-iyin Wang, Laurence Chave, Régis Alexandre, percussionnistes, et la participation instrumentale des personnels : Christophe Bouvier, Jean-Luc Courtade, Jean-Michel Sarrazin, Marc Stoltz, Maria Hess, Nadine Lahaye, Pascal Loubier, Patricia Giacomo

Concert en hommage aux Musiques de la Main : pièce dédiée à tous les sons des ateliers de maroquinerie, associant les objets et les outils du travail.

« Cela a commencé par le bruit de la main sur la peau. Des craquements, des frottements. La peau respire. La main de l’artisan caresse le cuir, côté chair, côté fleur, puis teste sa consistance dans un claquement sonore. Chaque geste exprime le besoin de toucher, d’aimer, d’apprivoiser avant de travailler, de couper, de métamorphoser. Premier contact avec le cuir. Il est charnel. Il est déjà musical. Le monde des ateliers manufacturés d’Hermès s’ouvre à moi. C’est un monde intérieur fait de sons ténus, savants qui disent la puissance du temps. Le temps de maîtriser un savoir-faire, le temps de sélectionner les cuirs, le temps de fabriquer un sac, le temps que vivra ce sac.

Je parcours les ateliers à l’affût du moindre son, la partition du cuir peu à peu se dessine. Les ciseaux et les couteaux à parer me réjouissent. Ils rendent des sons cristallins. Les couteaux à pied sonnent si bien qu’ils appellent naturellement la caresse d’un archet. Les emporte-pièce martelés par les artisans rendent un son mat… Mais lorsqu’on les suspend, ils résonnent comme des cloches. Dans l’atelier de couture, je fabrique des lyres avec du fil à coudre. Comme la couture elle-même, les sons ici sont à la limite de l’audible. Certains outils résistent. Ils ne sonnent pas du premier coup. Ils sont conçus pour résister au temps. Ils commencent par résister au compositeur. Le chant du cuir est le fruit de la main qui le travaille. Ténu, il varie avec le geste. Chaque artisan est instrumentiste, chaque bruit exprime un savoir-faire. Les outils ne sonnent pas du premier coup. Ils sont conçus pour résister. Les artisans-musiciens jouent de leurs outils et font chanter leurs mains. Dix minutes de concert pour traduire cent ans de compétence. Les percussions des marteaux à perloir se mélangent dans une polyrythmie naturelle au martèlement des coutures. Un artisan s’arrête, l’autre reprend. Les mâchoires des fermoirs claquent à tour de rôle. Chacun ouvrage a son propre monde sonore, résiste au rythme de l’autre, soucieux de ne pas céder à une mécanique du geste. Nul mouvement d’ensemble mais des phénomènes complexes d’échos et de rebonds. C’est l’opposé d’un travail industriel. Chaque bruit exprime un savoir-faire et les outils ont leur caprice : ils ne sonnent bien que s’ils sont bien manipulés avec justesse. Lorsque le sac enfin est assemblé, le cycle des caresses et des frottements reprend - polissage des coutures et des angles, chuintement des chiffons sur le cuir, grésillement de la petite machine à cire chaude. Le cuir devenu rigide a pris du coffre. Les sons sont devenus plus graves, plus profonds.

De cette exploration auditive naît une partition “À fleur de peau”. Dix musiciens professionnels et huit artisans en sont les interprètes. À la première rencontre, on s’écoute, on s’apprivoise. Les artisans apprennent à lire une partition, les instrumentistes professionnels s’essayent aux marteaux et aux affiloirs. Chaque instrument de ce poème sonore a été soigneusement sélectionné.

Le sac fini, c’est la voix, c’est le poème, c’est le chant de l’artisan. Car de même que tous les violons ne sonnent pas également, les fermetures éclairs ne zippent pas avec la même finesse, les cuirs ne chantent pas autour des mêmes vibrations. Seuls les bons outils rendent les meilleurs sons. Mais cela, artisans et interprètes professionnels le savent d’instinct car tous sont musiciens. Le concert peut commencer.

Les artisans ont une connaissance intime des sons de leur métier. À l’oreille, ils savent reconnaître un bon geste, ou un bon outil, d’un mauvais. Souvent, ils s’orientent au son dans leur travail - un bon fermoir doit claquer sèchement, un bon affûtage siffle de façon caractéristique… Chaque bruit fonctionne également comme un signe.

La musicalité de l’ordinaire est chargée d’émotion. En attirant le monde des métiers de la main dans celui de la musique, on redessine l’identité et la mémoire des ateliers. Les artisans ont fait chanter les outils et les musiciens ont appris ce qu’étaient ces objets. Émulation autour d’un riche patrimoine sonore, fruit très humain d’un travail raffiné et savant, d’où ils ont fait naître, ensemble, une œuvre poétique et dense. »

«... Les odeurs sont nombreuses, furtives ou profondes, la lumière blanche se diffuse de façon calme et étale, les petites lampes jaunes dessinent des ronds sur chaque établi, les oreilles aux aguets, je pénètre doucement dans un monde, les ateliers… Le paysage sonore qui se dessine, animé et discret, ne peut pas laisser le musicien muet. Une foule d’idées musicales, de rebondissements mélodiques, polyrythmies subtiles, gestes inouïs, nuances instrumentales, sonorités chaudes, froissements et bruissements en retrait, emplissent l’imagination. « À fleur de peau ». La partition, dédiée à la richesse de tous ces sons, si savants, si quotidiens, est écrite en hommage aux musiciens du travail, aux artisans de la main. Une rencontre côté cour, côté jardin, côté fleur, côté chair, la réunion singulière de la matière, la peau et le cuir, le corps de l’interprète, l’expression du geste, la symbolique de l’outil. Derrière les bruits ordinaires, les paysages sonores et les accents musicaux recomposés, derrière le travail, son histoire et ses valeurs, l’écriture, suspendant le temps quelques minutes, nous rappelle le sens… »

Le projet sonore a consisté à faire entendre les sons, les gestes, les hommes : traduire la finesse, la précision, l’aspect savant de la situation, du lieu… Le premier travail a consisté en effet à effectuer dans l'ensemble de tous les ateliers, des bureaux et des salles de travail, ainsi que dans les espaces périphériques (couloirs, vestiaires, cantines, lieux de repos, etc...), des enregistrements audios, en prenant soin de capter les sons avec méthode, de façon systématique, voire analytique afin de constituer une mémoire sonore du travail la plus complète et exhaustive possible, la plus rationnelle et irrationnelle à la fois. Ainsi furent écoutés chaque poste de travail, les habitudes, les trajectoires, les volumes, les paroles échangées. Les micros partirent à la recherche des sons subtils et fins qui s'échappent du bout des doigts et de la pointe des outils, tendant leurs oreilles aux grandes ambiances sonores générales dans les halls ou les salles collectives…

À travers cette pièce musicale, qui en apparence dénature et transgresse les sons "réalistes" de cet univers du travail artisanal, l'idée est, bien au contraire d'en témoigner. Nous pensons qu'on n'en témoigne pas par la contemplation, mais par la création, et la mise en écho et en relation avec une écriture savante, si possible aussi savante que ces sons et ces structures sonores d'origine. Ici les gestes, les outils, les matières ne parlent plus que d'eux-mêmes. Pourquoi une transformation de la "réalité" ? Parce qu'une création, un concert, ce n'est pas fait pour faire semblant, pour contempler en mimant, pour simuler ou même désigner, ce n'est pas un miroir ; c'est une projection, une sorte de contradiction, un lieu d'impressions, un lieu de langage et d'abstraction dont le vocabulaire ici plus que jamais est la matière concrète formidable et extraordinaire de l'ordinaire. C'est le moment aussi pour ces personnels d'être associés à une écoute privilégiée de leur travail, à une nouvelle perception des espaces physiques résonnants dans lesquels ils s'expriment tous les jours, à une attention particulière donnée à l'histoire de leurs sons, de leurs gestes, de leurs outils.

Car leur situation gestuelle est bien proche de celle d'un interprète musicien, et c'est bien de cette métaphore dont il est question aujourd'hui.

Les métiers à l’œuvre sur ce site sont des métiers à l'histoire très ancienne et qui sont attachés à des savoir-faire traditionnels, pourtant ne cessent d'évoluer en tenant compte de ce qui anime leur histoire. L'observateur de ces ateliers notera une constante : chaque poste est un poste manuel, les outils ont peu changé depuis la naissance du métier, chaque employé peut représenter à lui seul l'âme de son atelier, ses gestes sont savants et précis en même temps que spécialisés, souvent subtils. Et tout cela s'entend bien sûr ! Les entreprises témoignent chacune à leur manière d'une tradition ouvrière et de compétences professionnelles ancestrales, transmises aussi de façon orale. Huit heures par jour pendant toute une vie, le son fait partie du travail, de la vie de l'oreille, de l'écoute des uns par les autres, de la culture du travail. Il ne s'échappe pas de l'ouvrier, il l'exprime ! Celui-ci affine son acuité auditive au fil des ans, il se sert de son oreille pour parfaire sa relation à l'outil, à la pièce, à l'objet, et dans cette expérience quotidienne, il met son écoute au travail. Sa sensibilité se construit, le son y participe. La culture du quotidien, la poésie de l'ordinaire, le son en témoigne. L'oreille aussi est au travail. C'est là, dans son atelier, que se cultive le patrimoine, c'est là que se joue le dialogue, c'est le lieu par excellence à la fois du sensible et du lien, c'est là que va se jouer la création.

Un important ensemble d’objets, d’outils, de matériaux en provenance des ateliers a été requis : Affiloir, Aiguille à coudre, Bouterolle, Brosse à dent, Cheval, Chiffon de chintz, Cire, Ciseaux, Couteau à parer, Couteau à pied, Cuir et peau (agneau, alligator, autruche, box, buffle, chèvre, crocodile, vache), Emporte-pièce, Enrouleur de canette, Équerre, Fermeture à glissière, Fermoir et serrure, Fil, Frottoir et supports carton, Machine à cirer les tranches, Machine à coudre manuelle, Machine à coudre pneumatique, Maillet et billot, Mandrin, Marteau à perler, Marteau rivoir, Moule, Œillet, Papier de verre, Pierre à parer, Pince à coudre, Pinceau, Planche à affûter, Plioir, Rivet, vis, Tiers-point, Tringle…

Pour des raisons musicales, l’introduction très discrète d’une bande magnétique, fondue dans l’interprétation, permet de juxtaposer, à partir des enregistrements préalables dans l’usine, d’introduire des densités plus amples, des sons parfois inattendus, des “hors champs”.

Compte tenu de la circonstance festive de la situation, la partition abordera un registre à la fois poétique et ludique : de façon très expressive, l’interprétation sera successivement légère (spontanée) et profonde (jouant sur un ton plus émotionnel), narrative (en mouvement) et picturale (arrêtée)…

La “scène” fut aménagée en U, à la fois axiale et latérale. Restant dans le ton de l’architecture du site, elle joue sur la verticalité : des praticables creux, c’est-à-dire en structures sont élevés à la face. Les musiciens se regroupent par deux et forment neuf sous-groupes. Chaque couple est fait d’un employé et d’un percussionniste. On put assister en quelque sorte à un "concert vertical" : au-delà de la scénographie même, le sujet de la partition, les sons du travail (et leur valeur culturelle) nous incite et nous conduit à remonter dans le temps, dans la mémoire collective du travail : cette remontée n'est pas tournée vers le passé de façon univoque. La mémoire s'associe ici à la Création, interpelle le présent et nous fait "remonter" dans l'avenir. Ici l'on offre aux sons et aux gestes du travail les plus ancrés dans le savoir-faire ancestral des compagnons d'hier, un lieu de modernité, à l'architecture créative, empli de vitres qui se renvoient les unes aux autres la lumière de l'extérieur, les sons intimes et minimalistes du travail intérieur !

 

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