L’art n’est pas dangereux : Arts-7, festival qui s’est tenu en 1986, à Rennes, avait radicalisé cette idée fort juste et pourtant contestée, que l’on n’a pas de raisons, voire pas le droit d’écarter les enfants de l’art contemporain, sous prétexte de les « protéger ». Comme c’est la réalité de fait écrasante dans les écoles, les familles et partout !
L’art n’est pas dangereux, on n’en meurt pas et nous pensons même qu’on en vit. Qu’à son contact, on développe des attentions, des intuitions, qu’on y trouve des sources, des formes inattendues, des contenus étrangers à soi, des alternatives au réel, des valeurs abstraites…
Bref, on écarte les enfants de toutes les pratiques contemporaines qui les entourent ­ sans qu’ils le sachent, car l’occlusion est omniprésente ­ pour leur servir à la place je ne sais quel travestissement « fait pour eux ». Cela s’appelle comptine, théâtre, spectacle de clown, dessin animé, émission de télévision… « pour enfants », dont chacun peut apprécier l’unique et réelle fonction économique, voilée sous des déclarations d’intentions pédagogiques, sociales ou divertissantes. Il s’agit en fait de procéder à un large contrôle esthétique de l’imaginaire des enfants, considéré comme universel. C’est comme cela que l’on conçoit des jouets censés plaire à tous. C’est aussi opérer un contrôle idéologique par des histoires sordides de rôles sociaux, de petites filles et de petits garçons, d’animaux gentils ou méchants, de pays extraordinaires, de personnages royaux ou mythiques, de mariages : de bien graves modèles. Il s’agit encore d’exercer un contrôle artistique par la recherche de formes adaptés et redondantes, par des contenus convenables et traditionnels dans des lieux de diffusion réservés aux enfants, à des moments de la journée aménagés pour eux. Il y a enfin contrôle de la sensibilité perceptive du tout-petit : cela s’appelle de la pression intellectuelle, du gavage d’oie, à un tel niveau universel et inconscient, de la manipulation collective ; si l’on n’y prenait garde, l’idéologie dominante pourrait avoir de beaux jours devant elle !
Je voudrais bien qu’on m’explique qui décide de l’offre, qui décide des réponses musicales que l’on fait aux enfants, qui a manigancé le désir des enfants pour qu’ils formulent leurs demandes musicales comme certains d’entre eux le font.
Le son pour une relation duelle. J’ai voulu, quant à moi, faire une « résidence » dans une école maternelle Amédée-Laplace de Créteil, l’hiver dernier, pour y faire un travail, mon travail de compositeur et de musicien. Cette école étant très avancée, en particulier dans des pratiques d’autonomie des enfants, la forme qu’a prise ma présence et ce qu’elle impliquait dans mes rapports aux tout-petits fut considérablement préparée. De même, j’espère que les enfants ont trouvé ensuite auprès des institutrices un prolongement aux pratiques qui furent les miennes avec eux.
Une salle de l’école fut aménagée en studio d’enregistrement, complétée d’un lieu d’écoute et d’écriture. Les enfants, à leur gré, venaient me voir un par un, ou par deux au maximum, pour travailler avec leur voix à mes côtés. Munis de micros HF, toutes leurs recherches, leurs sons, leurs chants, leurs soupirs, leurs cris et leurs chuintements, leurs techniques vocales spontanées, naissantes ou affirmées sont venus sur la bande magnétique. Les sons successifs se sont couchés sur le papier et ont progressé de jour en jour, revenant sur eux-mêmes ou se développant. Jamais, il ne fut question de mots, de paroles, d’histoires ou de narration. La règle du travail était l’abstraction, le son pour lui-même ou pour la relation duelle du moment, le son poursuivi dans le moindre de ses retranchements en nous.
Les séquences sonores se sont transformées en pages musicales inattendues et fortes, les voix se sont perchées dans des hauteurs imprévisibles, se sont logées dans des recoins malins de la sensibilité plurielle, se sont jouées de leur identité et de leur devenir, la fragilité et la surprise n’ont pas corrompu l’exigence et la reproduction, la répétition et le travail n’ont pas cédé à la nécessité vivante des moments, à l’inconstance des instants.
Mais quoi ! rien ne se fait en cinq minutes. Alors, le musicien, ici, est heureux, pourvu qu’il s’en donne le temps, pourvu su’il coure sans cesse après son idée, avec acharnement et certitude, pourvu que cette idée soit multiple et existentielle, pourvu que les autres comptent tellement dans sa propre existence que la musique en soit le témoin.
Le monde de la voix des enfants, le terrain des sons d’une entreprise Renault, l’interprétation contradictoire d’une partition musicale par un ensemble de personnages qui ne sont pas savantes en musique, qu’elles habitent sur l’eau, en montagne ou en banlieue, ou qu’on les fasse vivre entre quatre murs protégés de miradors, ce ne sont pas des expériences, ce n’est pas un pari ou un exploit, ce n’est pas extraordinaire, non, c’est la trajectoire élémentaire de celui qui veut entendre, et dont c’est censé être le métier. C’est comme un boulevard qu’on emprunte chaque jour, non pas pour aller à son travail, mais parce que son travail s’y trouve : c’est l’ordinaire du compositeur.

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