Cent « choristes », deux instrumentistes, un chef d’orchestre, une partition, un livret... et une salle.

C’est la recette (culinaire) du « Philharmonique des mots » :  une lecture musicale proposée par Nicolas Frize d’un texte original de Marie Desplechin, invité par le Cardan (Luiz Rozas) dans le cadre de Leitura Furiosa.

Marie Desplechin, écrivaine
Nicolas Frize, compositeur

Chœur amateur composé par Le Cardan (Amiens)
Gilles Claraz, basson
Estelle Périnelle, violoncelle

« Nous mijotons. Trépignons, impatients. Quelque chose se prépare, se cuisine, frissonne.
Les violons sont les messieurs à gauche : ils disent des phrases qui chantent et parlent en se regardant… parfois l’un d’eux se retrouve tout seul et les autres se demandent. Les contrebasses sont les dames à droite : elles murmurent des airs de mots en chœur… ça dépend, des fois, elles chuchotent des sourires. Devant, les instruments à vent, bois et cuivres : ils font des pirouettes de phrases, murmurent et crient, jouent avec leurs bouches, racontent des histoires qui sonnent comme des vagues. Les timbales et les cloches sont derrière, plutôt sages, bien articulant, mais un peu espiègles quand même. Ils nous font souvent sursauter. Je crois bien voir un petit enfant par là, qui déguste des mots des gâteaux ; et d’autres autour de lui font des échos. Tiens une flûte !
Bon, mais qu’est-ce que c’est que cette musique ? Une énigme : une musique de petites et de grandes phrases. Oui, ça c’est l’écriture de Marie Desplechin. Elle a tout prévu. Ensuite, Nicolas Frize a mis tous ces mots dans une partition et nous a convoqué. Tout l’orchestre. Nous, on a l’habitude de chuchoter des petits grains de sons, de petits bouts de mots de voyelles de phrases de choses, alors on est contents. Ça circule. Ça parle, ça dit des notes, ça chante des mots, ça balance des sons, ça se promène le long des gens, ça devient fou, tout le monde monte la voix, écarquille les yeux, on dirait un concert. C’est un concert ! »

Une invitation
Le Cardan, association basée à Amiens dont le but est de travailler la lecture avec des populations qui en sont éloignées, invite Marie Desplechin à écrire un texte aux côtés d’un groupe de personnes qui travaillera dessus, et Nicolas Frize, à mettre ce texte en musique.
« Tout a commencé par un coup de téléphone de Luiz Rosas, c’était en juillet dernier. Luiz, jamais en retard d’une idée folle, avait imaginé une lecture pantagruélique, donnée sur scène, par une assemblée de lecteurs de Lectura Furiosa. Le texte serait écrit pour l’occasion, et mis en bouche par des lecteurs presque musiciens. Il proposait l’affaire à Marie Desplechin, écrivaine, qui aurait été bien folle de dire non. Alors même que Luiz exposait le projet de sa voix chantante, elle bricolait sa petite idée sur la question. Écrire, d’accord. Mais pourquoi lire ? Pourquoi ne pas chanter ? Puisqu’on était sur scène, et si nombreux, c’était un chœur qu’il fallait prévoir. Les mots, les voix, c’est de la musique. Et pour cela, il fallait s’adresser à Nicolas Frize, compositeur. Ce genre de création, non seulement il savait le faire, mais il pourrait en avoir l’envie. On l’avait vu à l’œuvre. S’en est suivie une lettre de Marie à Nicolas, puis un coup de téléphone de Nicolas à Marie, et c’était d’accord. On allait le faire. Rendez-vous à la rentrée.
Dans les mois qui ont suivi, un tas de gens se sont rencontrés. Les gens de la Maison de la Culture d’Amiens, du Festival de Saint-Riquier, les gens du Cardan, d’Amiens, d’Abbeville, et ceux des bibliothèques, les comédiens qui formeraient les participants, et les participants eux-mêmes. Si personne ne voyait très clairement comment, et où, on allait aboutir, tout le monde était d’accord pour tenter le coup. C’était excitant, et affolant, de voir l’affaire prendre forme. Et sans que le moindre mot soit encore écrit…
C’est Nicolas qui a rêvé d’une cuisine. Une grande cuisine humaine où préparer ensemble un banquet de mots. Plus nous en parlions, plus c’était évident. Parler, chanter, manger, s’organiser, combattre, prendre sa place, c’est fou tout ce qui se joue dans la cuisine. À cela, pas d’exception. Rien n’est mieux partagé que le plaisir de manger, et celui de nourrir. Dans le fond, c’était ce que nous voulions, tous : partager du plaisir, le temps d’un concert, celui de faire ensemble, et puis celui de partager. Il faudrait penser à faire chanter la salle…
Plus on avançait, moins c’était terminé. Il semblait nécessaire, et beau, désormais, d’embaucher des musiciens, que leurs instruments soutiennent et relaient les voix. Et une directrice de choeur aussi, qu’elle relaie et soutienne Nicolas. Sans parler des panneaux vidéo qu’on installerait dans les salles pour que le texte soit accessible, par morceaux tout au moins. Et les bus, pour les choristes, Luiz, t’as pensé aux bus ?
Enfin, le printemps est arrivé, et le texte a été composé. Et la musique écrite. Et les ateliers mobilisés. Et puis, enfin c’est arrivé. Nous y sommes arrivés. À partir d’un coup de fil en juillet ».   Marie Desplechin


Le texte
À partir de la rencontre avec les groupes constitués pour les ateliers de lecture, Marie Desplechin écrit le texte, une recette surréaliste qui a lieu dans « une grande cuisine humaine où préparer ensemble un banquet de mots ».
Extrait du texte (début) :
« Un grand chœur murmurant, à l’intérieur duquel se distinguent deux grands groupes, celui des Claque-faim et celui des Gargotiers. Les premiers sont les habitués de la faim. Les seconds sont les professionnels de la nourriture. La logique voudrait que les uns supplient, que les autres fournissent…
Mais quelle logique ? Pas celle de toutes les petites voix qui prétendent manger ce qu’elles désirent…
Tous, affairés, un peu soucieux, murmurent et chuchotent
Kes ki spass ?
Kes ki spass ?
Kes ki spass ici ?
Une voix s’impose dans le vacarme
J’ai faim !
L’assemblée des Claque-faim
Ki c’est ki parle ?
Il a faim, il a faim.
Ki cé ka pas faim ici.
T’as pas faim, toi ?
Et toi, t’as pas faim ?
La voix
C’est moi !
J’ai faim ! »

La mise en œuvre
Le travail commence par des ateliers de lecture autour du texte, par petits groupes, menés par les comédiens engagés par Le Cardan.
Des répétitions s’organisent, réunissant tous les petits groupes en un grand groupe, qui se transforme en chœur, sous la direction de Nicolas Frize. Plus tard, deux musiciens viennent accompagner le chœur, une violoncelliste et un bassoniste.
Le travail musical complète le travail de lecture. Le chœur lit le texte musicalement, la musique se crée progressivement à partir du texte, par le détournement de la phonation, la création de paysages sonores, un travail sur les intonations, sur les timbres de voix. L’approche est volontairement ludique.

La lecture musicale publique
Un grand chœur est sur scène, entre des tables et des chaises, avec des tabliers.
Tout le monde discute, s'exclame, puis une petite voix, ensuite une grande voix, un soupir collectif, des notes longues. Agitation, puis calme, respirations et petits cris.
Le texte est projeté en même temps qu’il est dit, le chef d’orchestre dirige aussi la salle, qui s’exprime à son tour.
Les paroles sont sonores, chaque syllabe comporte sa musique, quelques-unes s’allongent, d’autres se rétrecissent, quelques-unes montent, descendent, se maintiennent… et chutent !

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