Avec Marie-Claude Vallin, soprano, Jacqueline Cellier, soprano, Luisa Diez, alto, Gisèle Ergol, alto, Marie Valin, comédienne, Jean-Louis-Bindi, basse, Jean Chesnel, baryton, Paul Soubeste, ténor, Francis Bouc, comédien-chanteur, Claude Villevieille, hautbois, Alexandre Ouzounoff, basson, Jean Rochat, percussions, Christian Schneider, mandoline et l'ensemble vocal initié par "Les Musiques de la Boulangère" depuis plusieurs années.
Cette ancienne chapelle aujourd'hui laïque se présente avec ses coupoles comme un bien étrange igloo. Ses pierres toujours vivaces, soutenues par de grosses poutres, transportent plus que jamais les sons et soutiennent l'écoute. On y entend des voix qui ont toujours vécu là, bien charnelles celles-là. Des hommes et des femmes sans âge, c'est-à-dire assez âgés pour cela, qui de l'intérieur, rient, pensent et chantent, cherchent à entendre à plusieurs. Ces personnes ne sont pas seulement au concert, elles sont au travail, bien présentes là où on ne veut plus les attendre ni les entendre, au milieu de nous tous et donc de chacun. Le temps est important, il compte pour le combat des idées, de la musique ou pour le combat de la vie collective : ce temps-là est assurément la somme de plusieurs temps. Nous l'avons trop vite confondu avec la durée, c'est-à-dire avec l'écoulement narcissique du temps psychologique de la vie de chacun, comme si la vie avait à voir ou à entendre avec l'écoulement. La musique non plus ne s'écoule pas, elle ne fait que travailler sur le temps, par tous les temps, ne serait-ce que parce qu'elle s'écrie justement avec des temps !
Au sortir des grandes distributions chorales, vocales et instrumentales des créations 92 et 93 de Nicolas Frize ("Composition française", "Passion profane", "Tout contre"), le projet musical est ici davantage tourné vers les interprètes. L'intention est de concentrer un travail vocal avec un nombre restreint d'interprètes, d'écrire une partition plus courte (comme c'était le cas de beaucoup de pièces précédentes de 82 à 86), et d'entreprendre une recherche musicale en profondeur avec des personnalités choisies avec soin et destinataires de la partition.
Les interprètes non professionnels sont sélectionnés sur la ville de Saint-Denis pour plusieurs raisons :
- ce projet s'inscrit dans la continuité de la résidence artistique que le compositeur mène dans cette ville depuis trois ans,
- cette création musicale est conçue comme la préfiguration d'un projet de plus grande envergure, prévue pour 1994 : des développements, en particulier avec le milieu local de la santé, seront mis en œuvre dans la ville à l'issue de ces concerts.
L’objectif est de travailler à partir de la voix de chanteurs âgés, de leur écrire une partition originale dédiée à leur culture et vitalité vocales particulières.
L'évolution qu'imprime le temps sur l'organe vocal peut toucher plusieurs paramètres musicaux : les variations sensibles se situent principalement au niveau du souffle et au niveau de la stabilité des hauteurs. Les deux réunis ont une incidence aussi sur la célérité dans l'interprétation. Ces deux premiers aspects qui renvoient en apparence, pour le mauvais imaginaire collectif, à des impressions de fragilité, de faiblesse, de diminution, font croire en premier lieu à l'idée détestable (souvent inconsciente) d'une instabilité apparente de la respiration (!) et celle plus regrettable encore d'une absence de contrôle de la durée des sons (!?) On comprend bien ce qui dérange, il ne faut pas faillir aux supposées forces dominantes de la vie (...!). Or bien sûr ces impressions ne renvoient qu'à l'impuissance de leurs auteurs, car rien ne change réellement à l'endroit que l'on croit dans la voix d'une personne âgée, par le seul fait que ses phrases sont courtes et ses tenues ondulantes, si ce n'est qu'aucun répertoire ne l'envisage comme une donnée ordinaire, technique, voire musicale, et qu'en revanche on entend ces variations comme des défauts ou même des déficiences. L'idée est de dépasser cette écoute primitive, paternaliste et condescendante, pour écouter la force et la profondeur même de ces voix, en elles-mêmes.
Alors, une partition peut commencer de s'écrire, avec pour vocation de faire chanter, chuchoter et crier ce qui va de soi, ce qui est prêt de s'entendre, pourvu que l'espace et l'instant en soient crés. Car si l'on veut bien dépasser cette anecdote de la texture vocale particulière, on se retrouve tout naturellement devant des personnes en grande attente de création, en grande disponibilité d'expression, pour lesquelles il faut tout écrire, sans réserve, sans retenue.
Pour ne pas stigmatiser le fait vocal dû à l'âge ni le nommer d'une quelconque façon figurative ou autre, alors qu'il est juste question d'agir avec lui (et non pas pour lui), deux autres chanteurs solistes et un grand chœur plus "jeunes", travaillent sur le même registre vocal, avec leur propre technique et leur propre expérience musicale et sonore.
De la même façon, un hautbois, un basson, une mandoline et des percussions épousent avec précision les données musicales de cette nouvelle et passionnante commande.
Notation : la plupart des chanteurs professionnels aujourd'hui à la retraite, tout autant que les personnes non musiciennes, ne sont pas familiarisés avec les partitions contemporaines. La partition use d'une double écriture : une recherche graphique adaptée aux inventions sonores qu'elle stimule est entièrement mêlée à une notation musicale traditionnelle.
Le "grand chœur silencieux" : il est un groupe d'une centaine de chanteurs adultes choisis dans l'ensemble vocal initié par l'association "Les Musiques de la Boulangère" depuis une dizaine d'années. Sa présence est subtile, suggérée, mais pas anecdotique. Il ne chante pas des parties en soi, ni même en accompagnement des autres, il existe simplement à leurs côtés. Il est l'environnement humain du concert, une sorte de foule, de ville, de présence, d'existence discrète. Il est mouvant et ses gestes ou ses sons imperceptibles sont précis, synchrones et collectifs, parfois très relâchés.
La bande magnétique : elle est très rare, apporte un hors champ sonore géographique, au moyen de sons diffusés depuis les espaces extérieurs et attenants à la salle du concert, comme une sorte de dehors environnemental supposé en activité. Cette promiscuité architecturale donne à jouir de la perfection "hasardeuse" avec laquelle elle s'associe en percutant avec bonheur le travail musical en direct, celui que l'on voit devant soi, et qui est de ce côté du public…
"Une création peut en cacher une autre" : en préfiguration de cette première partition, se profile une approche plus large sur la "marge" dans laquelle ont été confinées les personnes âgées, ET, car on associe souvent les deux (!!), les personnes malades.
L'extraordinaire n'est pas difficile à entreprendre, il est à notre portée, il fait même partie de nos modes de production, de consommation artistiques contemporains.
Non, bien au contraire, ce qui nous intéresse, les formes artistiques que nous aborderons demain, les lieux où nous nous engagerons, le choix de nos partenaires, etc..., ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est : inscrire l'œuvre artistique dans un cadre quotidien, dans "l'ordinaire" !

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